Dans le cadre de la 2ème édition de « Montagne Expériences », notre festival de films de montagne, nous avons rencontré Jean-Michel Jorda pour la projection en plein air de son film « Everest Green » le 26 juillet 2022 à l’Alpage école de Sulens.

« Everest Green » retrace une expédition environnementale unique dont le but est de nettoyer les pentes de l’Everest souillées par des années d’expéditions commerciales.

Chaque année, les centaines d’alpinistes qui se pressent sur les pentes de l’Everest laissent derrière eux de nombreux déchets. Jean-Michel Jorda, aventurier et réalisateur haut-savoyard propose avec son film Everest Green un nouveau regard sur cette problématique. Parti pour nettoyer la montagne jusqu’au Col Sud à 8000m, le réalisateur a pu constater que de réels progrès avaient été accomplis et que le fameux camp de base de l’Everest à 5300 m n’était pas forcément la décharge que l’on pouvait imaginer. 

S’il y a encore du travail, les organisations locales ont mis en place certaines actions pour préserver le lieu qui est un site touristique très fréquenté. Le film permet de montrer que le problème de la pollution et des déchets se situe bien au-delà du toit du monde et que si cordes et bouteilles de gaz sont avalées par le glacier à presque 8000 m d’altitude, la pollution est limitée face aux 720 tonnes de déchets journaliers que produit Katmandou… Déchets qui finissent dans les rivières déjà polluées du Népal ou les décharges à ciel ouvert.

© Jean-Michel Jorda

 Jean-Michel Jorda, qui êtes-vous, quel est votre parcours ?

Je suis réalisateur de documentaires depuis une vingtaine d’années, je suis né dans l’audiovisuel, dans une cabine de cinéma, celle de mes grands-parents. J’ai aussi été exploitant de salle de cinéma à titre personnel avec 5 à 6 salles de cinéma en gérance.

Je suis aussi alpiniste. Je suis quelqu’un qui emprunte les chemins de la vie. L’un des chemins m’a mené des Alpes aux sommets de l’Himalaya. En effet, j’ai grandi en Haute-Savoie où j’avais l’habitude d’aller en montagne avec mes parents. On arpentait les Aravis, on allait voir la Mer de glace, on allait faire de belles randonnées en altitude. Petit à petit, je me suis mis à l’escalade et j’ai eu l’opportunité de partir dans l’Himalaya pour faire mon premier 6000, il y a une vingtaine d’années. Je suis revenu de ce voyage avec un documentaire : Namasté, voyage au pays du peuple Sherpa.

Depuis 20 ans, j’ai fait 17 films pour lesquels j’ai parcouru l’Himalaya d’est en ouest et du nord au sud. Ces expéditions m’ont permis d’avoir une connaissance globale des problématiques que l’on peut rencontrer en haute montagne. En Himalaya, ce n’est ni plus ni moins qu’une exacerbation de ce que l’on vit dans les Alpes, dans les Pyrénées ou le Caucase par exemple…

Dans chacun de mes films, j’évoque la façon de vivre des gens sur place et la pollution qui souille les montagnes. Les Népalais, les peuples de l’Himalaya, veulent vivre comme nous. Ils font comme nous : « ils mangent des chips, boivent du coca et ont des téléphones portables ! ». Ils ont aussi des réfrigérateurs, bien plus gros que les nôtres d’ailleurs… Et une fois qu’ils ne fonctionnent plus, il font ce que nos aïeuls faisaient autrefois, ils jettent tout ça dans la rivière… En 20 ans d’aventure en montagne, je me suis donc intéressé à ces sujets.

© Jean-Michel Jorda

Comment vous est venue l’idée de partir nettoyer les pentes de l’Everest ?

Il y a 5 ans, une association est venue me voir pour m’expliquer qu’elle souhaitait nettoyer l’Everest, faire un tri des déchets et ramener en France ceux qui ne pouvaient être triés au Népal.

L’idée m’a semblé intéressante car cela ouvrait la porte à une réflexion sur cette question des déchets de l’Everest. C’est pour cette raison que je suis parti filmer Everest Green, avec un constat : le transport des déchets pose problème. Il n’y avait pas moyen il y a cinq ans en tout cas, de traiter les déchets sur place.

Depuis, un système de consignes sur les bouteilles d’oxygène a été mis en place. Les sherpas touchent de l’argent en ramenant ces bouteilles. Mais le reste du matériel, les bouteilles de gaz, réchauds, tentes, matériel d’alpinisme… ne redescend pas.

En réalité, ça ne gêne pas grand monde là-bas puisque les touristes ne viennent pas regarder les déchets quand ils arrivent à cette altitude. Ils viennent pour gravir « le toit du monde », ils sont concentrés sur leur seul objectif.

Aujourd’hui, il ne s’agit plus d’alpinistes qui fréquentent les pentes du plus haut sommet du monde, mais plutôt de « néo-alpinistes », des super touristes de haute-montagne. Ce sont des gens qui arrivent là-bas et qui découvrent, pour beaucoup, la montagne. Ça ne les dérange pas en soit, qu’il y ait des déchets puisqu’ils sont là pour remplir un objectif, qui plus est, exigeant.

Cependant, leur présence engendre une quantité de déchets importante, dont la majorité, reste là, faute de pouvoir être redescendue en toute sécurité. Les autres finissent dans les décharges de Katmandou. Peu sont recyclés.

Si certaines actions sont mises en place progressivement – une entreprise de gestion de l’eau en Inde a par exemple, un gros contrat sur Katmandou pour recycler les eaux usées – les scientifiques estiment qu’en raison du niveau actuel de pollution de l’eau, il faudrait 15 ans pour tout nettoyer. Or, on s’aperçoit que le niveau de pollution augmente chaque année, on aurait donc besoin de 20 ans minimum avant de pouvoir se baigner dans les rivières de Katmandou.

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Quels types de déchets trouve-t-on sur les montagnes ?

Le premier déchet, c’est le déchet organique (les urines et les selles).

Au camp de base, les matières organiques sont récupérées dans des fûts. Un épandage se fait dans une vallée, soi-disant tranquille, où il n’y aurait pas d’infiltrations… Tout ça est étendu, séché et laissé à 5000m d’altitude.

Ce qui pose problème c’est qu’en raison de l’augmentation de la fréquentation au camp 2 à 6500m, le lieu est devenu un camp de base avancé. 1000 personnes se retrouvent au camp 2 et souhaitent avoir le même confort qu’au camp de base. Les gens restent en altitude bien plus longtemps qu’avant.

Auparavant, le camp 2 était un lieu de passage pour 2-3 jours, aujourd’hui, les touristes restent sur place une semaine voire 10 jours, le temps d’accéder au camp 3 pour l’acclimatation et peut-être faire le sommet dans la foulée.

Le camp 2 devient un problème car là-bas, on ne redescend pas les déchets, tous les déchets organiques partent dans les crevasses. Tout se déverse dans l’ice-fall (glacier) et rejoint la rivière en contrebas. On retrouve ce problème également dans nos montagnes, sur le Mont-Blanc, l’Elbrouz, le Kilimandjaro…

Parmi tous ces déchets, on trouve également des cordes et des échelles qui permettent de faire monter les touristes aux différents camps d’altitude. Ces équipements sont avalés par le glacier et recrachés 10 ans plus tard au camp de base.

Le plastique constitue une autre source de pollution majeure. Un trekkeur de passage consomme entre 20 et 25 bouteilles pour son trek. De nombreuses bouteilles sont laissées à l’abandon. Ces déchets sont peu traités. Malheureusement, les actions aujourd’hui sont infimes par rapport à la quantité de plastique que l’on retrouve.

Le tourisme de masse a de graves conséquences sur la planète. Non seulement avec la pratique de l’alpinisme mais aussi avec celle du trekking. Il y a dans la région beaucoup plus de trekkeurs que de gens qui vont faire l’Everest. C’est une véritable économie qui s’est formée autour d’eux, créant de nombreux emplois dans la région. Ainsi, le camp de base, véritable petit village à plus de 5000 mètres d’altitude, accueille 2000 personnes pendant la haute saison d’alpinisme. Soit une activité humaine importante au cœur d’un espace naturel unique. Cette surfréquentation a de lourdes conséquences environnementales.

© Jean-Michel Jorda

Quelles pourraient être les solutions aujourd’hui face à ces problématiques ?

Conscient des enjeux environnementaux, le Népal a pris des mesures contre la pollution, obligeant en théorie les expéditions à redescendre leurs déchets. Si cette nouvelle réglementation a permis d’améliorer la situation, les déchets laissés depuis des décennies continuent de refaire surface au pied du glacier.

Aujourd’hui, je crois qu’il n’y a pas UNE seule solution. Des spécialistes français me disaient qu’en l’état actuel, seule une solution internationale avec l’intervention de grosses sociétés serait capable de s’atteler au nettoyage du Népal.

Il faut savoir que le Népal est le 3ème pays le plus pauvre du monde et le 2ème pays le plus pollué d’Asie. Pour la grande majorité des populations locales, leur principale préoccupation est de trouver à manger et pour une petite minorité, il s’agit de faire du business avec ce que leur offre les montagnes. Le Népal n’a pas les moyens de gérer la question des déchets.

© Jean-Michel Jorda

Combien de temps êtes vous resté sur place pour tourner Everest Green ?  

Nous sommes restés 2 mois sur place et nous avons tâché de raconter la vie aux camps de base. Puis, je suis monté au col sud pour filmer ce qu’il se passe à 8000m d’altitude.

Qu’est-ce que vous avez voulu raconter avec Everest Green, est-ce que le résultat correspondait à l’idée de départ ?

Everest Green est le premier document qui pose des questions et qui apporte une réflexion sur cette pollution sur l’Everest. Il ouvre aussi sur d’autres pollutions, sur d’autres montagnes qui connaissent les mêmes problématiques. L’idée de départ était de raconter l’histoire d’une expédition qui nettoie les pente de l’Everest et qui ramène les déchets qui ne peuvent pas être traités au Népal mais ce n’est pas du tout ce qui s’est passé pour de nombreuses raisons.

J’ai alors fait un pas en arrière, j’ai pris un peu de hauteur, je suis monté à 8000m. Et j’ai fait un constat. On nous parle toujours de la pollution de l’Everest, on nous montre toujours les mêmes photos depuis 40 ans. C’est-à-dire les déchets qui sont laissés à 8000m. Or, la situation est bien plus globale.

Il y a 5 ans, quelques hélicoptères étaient utilisés en tant que taxis pour aller au camp de base. Aujourd’hui à partir de 6h30 du matin, vous avez un hélicoptère toutes les 10 min qui survole le camp de base et ce, jusqu’à 13h de l’après-midi.

En faisant un focus sur 500 personnes qui font la queue pour monter au sommet… On oublie l’essentiel. Le niveau de bruit sur le camp de base de l’Everest en 2022 est insoutenable, on n’est plus dans un lieu de quiétude, on est dans la consommation d’une activité. Aujourd’hui on consomme l’Everest comme on consomme un hamburger. C’est devenu un parc d’attraction.

Dans Everest Green, je faisais un état des lieux, le plus honnête possible. On ne peut bien sûr aborder tous les thèmes en une heure. Mais j’ai essayé de donner des outils pour entamer une réflexion. Le Népal n’a finalement pas forcément les moyens ou l’envie de développer des actions. Le tourisme autour de l’Everest représente 8% du PIB.

© Jean-Michel Jorda

Quels sont vos futurs projets ?

Aujourd’hui, nous travaillons sur la suite, le film Everest Recycling.

Pendant ces 5 ans, je ne souhaitais pas forcément faire de nouveau film mais j’ai continué à évoquer ces sujets. Des étudiants m’ont contacté car ils travaillaient sur un projet autour d’un incinérateur à pyrolyse utilisé pour brûler du plastique. L’idée était de permettre aux villageois de récupérer du fioul pour faire la cuisine. C’est du recyclage en quelque sorte. Le projet est parti de là.

Pour ce film, nous sommes donc aller voir ce qui se passait à 8000m pour voir si les choses avaient changé, c’est comme ça que l’on sait que le camp 2 à 6500m devient un problème. On a constaté une importante pollution de l’eau en altitude. Les scientifiques du CNRS que nous avons rencontré nous ont indiqué que les taux de mercure sont parmi les plus élevés au monde.

Quel est l’objectif du film Everest Recycling ?

Pour ce tournage nous avons rencontré des scientifiques, des acteurs locaux, je ne voulais pas faire la même chose donc j’ai donné la parole à des alpinistes de renom car la tentation était grande de conclure en disant qu’il fallait fermer l’accès aux montagnes… Je pense qu’il s’agit plutôt d’une gestion des flux à mener. J’ai donc fait parler des grands himalayistes d’aujourd’hui que sont Denis Urubko, Simone Moro. Ils ont gravi tous les 8000m, 3 ou 4 fois et ont une vision plus réservée sur la façon de gérer le tourisme de haute montagne aujourd’hui.  Au travers de ce film, on pose une question et on se projette sur d’autres sommets. Que se passe-t-il sur le Mont Blanc, l’Elbrouz, le Kilimandjaro, l’Aconcagua… ? Je souhaite donner une perspective, permettre d’amener des réflexions pour ceux qui peuvent s’approprier ces sujets et qui peuvent agir. C’est ça l’objectif d’Everest Recycling.

Avez-vous rencontré des difficultés particulières pendant ces tournages ?

La principale difficulté était de transporter les caméras en altitude. Ce matériel est lourd en plus du matériel d’alpinisme. Ensuite, il n’y a pas eu de difficultés particulières. Il faut savoir s’adapter avec les Népalais sur place mais mon expérience m’a permis d’anticiper tout cela.

Aujourd’hui, vous êtes sur le montage du film ?

Oui, on a tout dérushé et on va attaquer le montage du film début août. Il y a environ 2 mois de montage. Parallèlement, on prépare aussi une exposition de photos réalisées par un photographe espagnol (caméraman dans le film). Une conférence est aussi proposée lors de la projection pour tous ceux qui seront intéressés pour nous accueillir.

Un grand merci à Jean-Michel Jorda pour ce moment de partage, où il nous a livré son regard sur la montagne et ses futurs projets. Si vous voulez en savoir plus, nous vous donnons rendez-vous à l’Alpage école de Sulens le 26 juillet, pour la projection en plein air du film Everest Green, organisée dans le cadre de la programmation de films de montagne « Montagne Expériences ».